Ce que manger veut dire …

Introduction du Café Psy – Décembre 2014

Des chercheurs ont découvert récemment que notre ventre contient deux cents millions de neurones qui veillent à notre digestion et échangent des informations avec notre « tête ». Ils les appellent notre cerveau « entérique ». Ce second cerveau produirait 95 % de la sérotonine, ce neurotransmetteur qui participe à la gestion de la douleur et de nos émotions – notamment le stress et la dépression. On savait que ce que l’on ressentait pouvait agir sur notre système digestif. On découvre que l’inverse est vrai aussi. Plus étonnant encore, ce cerveau entérique abrite cent mille milliards de bactéries dont l’activité influencerait notre personnalité et nos choix. Autant dire que se nourrir signifie bien plus que la simple absorption d’aliments !

S’il est une chose que nous apprenons dans nos familles, c’est bien à nous nourrir. Nous pourrons par la suite changer nos habitudes alimentaires, déconstruire notre relation à la nourriture, mais en disant « déconstruire » … Nous avons déjà dit bien des choses.

Selon la psychanalyste Irène Kaganski, «La nourriture est un des vecteurs les plus importants de la transmission au sein d’une famille. Elle sollicite ce qui est de l’ordre de la sensation et de la perception, ce qui met l’eau à la bouche ou déclenche la nausée, ce qui suscite envie ou dégoût… Elle est au cœur des relations précoces à la mère.»

Au commencement était le sein !

Regardons de ce côté là. Qu’est-ce que manger veut dire pour le bébé ? Manger, pour le bébé, c’est d’abord survivre. Mais c’est bien plus que cela ! Pour lui, cela consiste à téter. C’est un moment magique qui permet de ne faire plus qu’un avec la mère. Il ressent l’apaisement de la faim et de ses douleurs corporelles mais aussi la fusion avec sa mère. Ainsi, si tout va bien, lorsque la bouche du bébé rencontre le sein de la mère ou son substitut, il y a confusion entre lui et le monde. Et à cet âge, c’est tout ce dont il a besoin.

C’est à partir de ce besoin vital, autant physique qu’affectif, que l’enfant construit son rapport au monde : En tétant, l’enfant actionne des muscles, prend conscience du lien entre le besoin et l’action à commettre pour l’assouvir. Il fait la différence entre « prendre en soi et rejeter hors de soi en fonction du plaisir ou du déplaisir. »

Autrement dit, l’apport alimentaire dispense une nourriture, indispensable à la vie physique, un plaisir érogène nécessaire à la vie psychique, et une présence de l’autre qui construit la vie émotionnelle.

Ce sont ces trois dimensions qui sont à regarder lorsque nous voulons comprendre ce que manger veut dire pour chacun d’entre nous.

C’est aussi dans la faim et l’attente du sein ou du biberon que le bébé connaît ses premières frustrations. Frustrations qui le conduisent à la découverte de la haine et de sa propre agressivité. Nous ne le répéterons jamais assez, c’est dans la réponse de la mère à ces sentiments négatifs que le bébé construit sa capacité à éprouver.

En d’autres termes, en assimilant la notion générale de manque à la sensation particulière de faim, nous comprenons que nous pouvons avoir faim de bien plus de choses que d’aliments et que nous pouvons entrer dans l’avidité ou dans la haine de la nourriture pour bien d’autres raisons que nos préférences alimentaires. Nous pouvons nous emplir jusqu’à la douleur, refuser de se nourrir ou contrôler notre apport alimentaire.

Nos relations précoces avec le sein maternel nous ont appris, ou pas, à intégrer les notions de satiété et de faim, celles de besoin et de réponse au besoin, elles nous ont enseigné à différencier faim et émotion. Mais cette différenciation peut rester fragile et nous sommes facilement prêts à lier l’une et l’autre. Ainsi, parfois, nous mangerons pour ne plus ressentir une émotion, plutôt que de ressentir notre besoin inassouvi d’un ou d’une autre, qui serait possiblement cette mère qui a pu nous manquer. Ou encore, nous refusons la nourriture pour le même besoin ou manque de l’autre. Si d’autres moteurs peuvent être à l’origine des troubles alimentaires, ils s’ancrent bien souvent dans la dynamique familiale.

Ce que manger veut dire dans la famille

Car dans toute famille, il existe autour de la nourriture une atmosphère, des échanges, des émotions qui circulent. La nourriture est porteuse des goûts, du rapport au plaisir et au déplaisir, du rapport à la santé et au soin de soi, des interdits, des valeurs et de la culture familiale.

C’est particulièrement vrai en France où le repas tient une place prépondérante dans les rituels de retrouvailles familiales tout comme dans les codes sociaux. On peut aller jusqu’à dire que les rituels alimentaires de chaque famille sont la marque des enjeux relationnels qui s’y déroulent. Parce que manger, c’est être en lien avec les autres. Au sens alimentaire, comme au sens symbolique, il y a qui nourrit et qui est nourri(e). Il y a accepter ou refuser ce nourrissage.

Ce que donner à manger veut dire ?

Marguerite Duras disait d’elle « Je ne suis pas très expansive, mais les gens ne se trompent pas là-dessus parce que je leur donne à manger… Je ne leur dis pas que je les aime, je ne les embrasse pas, je ne suis pas quelqu’un de tendre, alors je fais à manger pour les autres.»

En effet, la nourriture nous permet parfois de remplacer la parole, le geste, le toucher pour être en lien malgré tout. Notre rapport sur le « donner à manger » parle le plus souvent de la façon dont nous avons été nourri(e) et de la place réelle et symbolique que la nourriture a eu dans notre famille. Mais quand nous disons qu’il « en parle », cela ne signifie pas forcément qu’il le reproduit à l’identique. Un ancien bébé affamé pourra devenir un hôte généreux. A contrario, un enfant que les rituels familiaux obligeait à rester à table des heures, préférera peut-être proposer un pique-nique plutôt qu’un resto à ses amis. Ce ne sont que des exemples un peu schématiques.

Tout comme nous métabolisons les aliments, nous métabolisons notre rapport à la nourriture de façon symbolique, unique et individuelle.

Nourrir peut donc signifier aimer mais aussi parfois contrôler. Si je nourris, je contrôle ce qui entre, à défaut de contrôler ce qui sort de ces corps que je suis sensé(e) aimer. Il peut y avoir une recherche d’emprise dans nourrir l’autre.

Et voilà notamment pourquoi, les repas de familles, thème du 1er café psy, il y a un an déjà, sont tout sauf anodins et voilà sans doute aussi pourquoi Marie et moi avons choisi ces thèmes. Nous vous nourrissons de nos réflexions à chaque Café Psy, nous espérons ne pas vous gaver et nous acceptons de ne pas contrôler ce qui s’y passe, ce qui en sort. En quelque sorte !

Kaganski Irène, « La place de la nourriture dans les relations familiales », Enfances & Psy, 2005/2 no27, p. 45-52. DOI : 10.3917/ep.027.0045