Vivre le deuil

10419056_782390481799306_727294513047867852_nIntroduction du Café Psy – Novembre 2014

Sigmund Freud donne cette définition du deuil : « La réaction à la perte d’un être aimé, ou bien d’une abstraction qui lui est substituée » Par « abstraction », il entend tout type de perte, essentielle et irremplaçable, autre que la mort : perte de l’amour d’un compagnon, perte d’un emploi, fin d’un projet qui n’aboutira pas, perte de ses racines suite à un éloignement définitif de son lieu de vie… Freud cite même « la patrie, la liberté, un idéal ». Ce soir, nous parlons plus précisément de la disparition d’une personne chère. Mais vous serez bien entendu libres d’aborder tout ce que vous jugerez avoir vécu comme un deuil.

Les symptômes

Lié aux circonstances de la vie, et non à la constitution même du sujet, le deuil demandera un long travail psychique pour être surmonté. Freud relève quatre symptômes du deuil :

  • Une humeur douloureuse
  • Un désintérêt pour le monde extérieur et tout ce qui ne se rapporte pas à celui qu’on a perdu
  • Un abandon de l’activité
  • Une perte de la faculté de choisir un nouvel objet d’amour

Autrement dit, le deuil suscite un abandon de soi-même, dû à une focalisation totale sur la personne perdue. Le deuil est ce que nous les psy appelons une « épreuve de réalité ». Nous avons perdu un objet cher, et nous devons nous en détacher progressivement pour survivre. Le processus se déroule sur un temps long, et s’achève de lui-même, sans effort volontariste de la part du sujet, et sans que des soins soient indispensables, bien qu’il modifie profondément le comportement. Freud écrit même que « le perturber serait malsain ».

Mais c’est là que le langage commun galvaude certains mots. En parlant de « travail de deuil », on pourrait entendre que justement, il y a quelque chose à « faire ». Non, il n’y a rien à « faire ». Il s’agit d’un processus naturel que rien ne peut accélérer. Son temps est différent en fonction de l’histoire de chacun. Mais cette impossibilité d’agir rend les choses encore plus douloureuses dans notre société occidentale contemporaine qui juge plutôt sévèrement ceux qui après quelques mois semblent encore trop absorbés par leur chagrin.

Oui il s’agit bien d’un « travail » psychique, mais on pourrait dire que « ça » travaille et non pas que « nous » y travaillons.

Le processus

Comment se déroule se processus ? L’être humain n’abandonne pas facilement ce qu’il a aimé. Le réel se heurte donc d’abord à une résistance naturelle, qui peut se manifester par ce que Freud appelle une « psychose hallucinatoire de désir ». C’est à dire que le désir, la pensée, se fige sur tout ce qui vient rappeler le disparu et prolonge psychiquement son existence. Les photos, les lettres, les objets, bien sûr, mais l’hallucination va jusqu’à reconnaître le mort dans des personnes croisées dans la rue. La réalité finit par s’imposer et cette « psychose » disparaît d’elle-même lorsque le deuil se poursuit correctement.

Le sujet doit alors « désinvestir » l’objet perdu. Pour cela, le travail du deuil va nous absorber (nous ne pourrons même nous occuper de rien d’autre tant que ce travail ne sera pas fini) dans un processus de revisitation détaillée de tous les souvenirs, de tous les affects, de toutes les représentations, liés à la personne perdue, comme s’il fallait s’en gaver pour mieux s’en libérer.

Ce travail demande une grande dépense de temps et d’énergie psychique. C’est pourquoi, pendant cette période, le reste du monde semble « pauvre et vide ». Il s’agit d’un aller retour entre le désir de conserver encore un peu l’autre dans le psychisme, et le besoin instinctif d’aller de l’avant, et de se remettre à vivre.

La réactivation des premières pertes

Mais chacun sait qu’un être cher décédé ne disparaît jamais tout à fait de notre monde intérieur. Ce n’est pas pour autant que le deuil n’a pas été fait. Ce qui vient maintenant est un peu complexe. Nous avons tous en nous nos bons objets internes -qui nous viennent de nos « bons » parents, ceux qui nous ont nourri et protégé – et nos mauvais objets internes -qui nous viennent de nos « mauvais » parents, ceux qui nous ont frustré et engueulé.

La douleur ressentie après une perte est considérablement accrue par le fantasme inconscient que nos « bons » objets internes sont perdus eux aussi. L’endeuillé sent que ses « mauvais » objets prédominent et que son monde intérieur est en danger d’éclatement. Il est donc urgent de réincorporer en soi la personne disparue, afin de réinstaller les bons objets protecteurs qui nous accompagnent depuis les stades les plus anciens de notre développement. A chaque perte d’une personne aimée, nous réactivons nos pertes les plus précoces, notamment la première, celle du sein maternel. Le travail de deuil consiste sur ce point à modifier notre relation avec le disparu. A le faire passer du statut de personne réelle à celui d’objet interne.

L’ambivalence

Autre aspect, le deuil s’accompagne dans certains cas d’un conflit psychique violent. En effet, si lorsque l’objet est en vie nous sommes pris, comme avec tous nos proches, dans une ambivalence amour / haine, il en va de même dans le deuil : nous vivons un conflit, plus ou moins conscient selon les individus, entre le désespoir et, oui, une forme de soulagement, voire de satisfaction. Mélanie Klein parle même d’un « sentiment de triomphe ». Il en résulte une énorme culpabilité qui avive encore la souffrance et qui peut ralentir le processus, voire figer le deuil. C’est ainsi que l’on voit certaines personnes ne jamais se remettre à vivre après la mort d’un proche.

Cinq étapes

Mais ce n’est pas la seule raison qui peut bloquer le processus du deuil. La psychanalyste Elisabeth Kübler-Ross a relevé cinq étapes du deuil, qui surviennent tout de suite après l’état de choc généré par l’annonce ou la découverte de la perte. Le déni, la colère, le marchandage, la tristesse ou dépression, et enfin, l’acceptation. Sachant que ces cinq étapes apparaissent le plus souvent dans cet ordre, mais peuvent ensuite se chevaucher, disparaître, réapparaître, sans ordre ni durée pré-établis. A tout moment le processus peut se figer.

Le déni peut s’apparenter à ce que Freud nomme « la psychose hallucinatoire de désir » : voir le mort partout, le chercher dans les photos, les odeurs, les récits, pour qu’il ne meure pas tout à fait, pas encore, pas tout de suite. Une autre forme de déni peut aller jusqu’à se comporter comme si rien ne s’était passé. On voit le processus se figer à cette étape, lorsque la disparition est annulée. On n’en parle plus. Comme si ça n’existait pas.

La colère peut s’exercer contre n’importe quoi ou n’importe qui, médecins, amis, Dieu ou le disparu lui-même. On peut être furieux contre le défunt parce qu’il n’a pas suffisamment pris soin de lui, ou contre soi-même, d’avoir un jour, même fugitivement, souhaité sa mort, on peut s’en vouloir de n’avoir pas mieux veillé sur lui, ou de toutes sortes de choses réelles ou imaginaires.

« Le marchandage » constitue la somme des « Et si seulement… ». C’est le temps de la culpabilité et du désir de toute puissance, comme si on n’avait pu l’empêcher. Dans des deuils moins évidemment irrémédiables, rupture ou perte d’emploi, par exemple, le marchandage peut consister à imaginer des situations de retour en arrière. « Il va comprendre et revenir », « ils vont s’apercevoir qu’ils ont besoin de moi ». Il s’agit bien sûr d’un marchandage avec soi même et la conscience de l’irréversible.

La « dépression », bien sûr, est le temps du chagrin.

Enfin, l’« acceptation » constitue la dernière étape, celle de la guérison. Elisabeth Kübler-Ross écrit dans Le Chagrin et le deuil : « En guérissant, nous découvrons qui nous sommes, et ce que représentait pour nous celui ou celle que nous avons perdu. Etrangement, au fur et à mesure que nous progressons dans le travail de deuil, nous retrouvons le contact avec l’être cher. Une nouvelle relation s’établit. »