La honte, entre intime et social

IMG_0017 Saint Augustin l’affirmait déjà au 4ème siècle : « Il est honteux d’être sans honte. » La honte est profondément humaine, peu d’entre nous y échappent, et parmi ceux-là, par exemple, les pervers narcissiques. Ce qui les caractérisent ? L’absence de l’autre en tant que sujet vivant et pensant. Or la prise en compte de l’autre, de son regard sur nous, est justement constitutive de la honte.

Voici comment le Larousse définit la honte : « un sentiment d’abaissement, d’humiliation qui résulte d’une atteinte à l’honneur et à la dignité ». La honte est donc un sentiment qui recouvre principalement la peur de l’exclusion d’un groupe d’appartenance, autrement dit la peur de la perte de l’amour au sens large, qu’il soit conjugal, familial, amical ou encore social.

Honte et culpabilité

Qu’est-ce qui distingue la honte de la culpabilité ? La culpabilité exprime une tension entre ce que les freudiens nomment le Moi et le Surmoi. C’est à dire, pour faire court, entre notre identité consciente et notre gendarme intérieur. La culpabilité prend sa source dans ce que je crois devoir faire, les valeurs et la Loi. Elle est liée à une faute, réelle ou fantasmée, et à la punition possible qui viendrait alléger le poids de cette faute.

La honte, elle, signe plutôt une tension entre le Moi et l’idéal du Moi, c’est à dire ce que je voudrais être. Dans la honte, je ne suis pas fautif, je me sens indigne. La punition n’offre aucun rachat. La honte s’enfouit, telle une taupe de jardin, et peut ressurgir à tout moment, réactivée par une phrase, un regard ou une situation donnés.

Pour Freud, la honte est l’un des organisateurs de la vie psychique et émotionnelle, et de la vie sociale. Elle apparaît avec la verticalisation de l’homme et les prémices de la civilisation. Ce processus produit la distinction entre l’intime et le social : on ne dit pas tout, on ne se montre plus tout entier à autrui. C’est à ce moment que se crée la notion d’intime. « Quelque chose se dévoile qui devra désormais rester caché » écrit Freud dans Malaise dans la civilisation.

Contrairement à l’animal, l’être humain se reconnaît lui-même dans sa capacité à n’être pas transparent et à conserver un domaine secret, en principe inviolable.

Dans nos vies contemporaines, la honte apparaît lorsque cette intimité est, justement, dévoilée. Selon Albert Ciccone et Alain Ferrant, trois situations sont potentiellement porteuses d’un sentiment de honte : le dévoilement du sujet, la disqualifiquation du sujet, ou le déni de ce sujet.

Les sources de la honte

La honte prend sa source dans les deux premières années de vie, lorsque l’enfant cherche sur le visage de sa mère la validation ou la réprobation de ses comportements. Il comprend petit à petit ce qui se fait et ne se fait pas, accumulant au passage de petites ou grandes blessures narcissiques. Dans ces moments-là, le petit affronte le sentiment de solitude, l’impuissance et la peur d’être lâché. La socialisation humaine est à ce prix.

Si la honte est douloureuse, elle n’en est pas moins utile. Tout comme dans l’enfance, elle nous a servi à apprendre les codes familiaux et sociaux, à l’âge adulte, elle conserve sa fonction d’indicateur. Combien de fois un infrasigne de notre interlocuteur (haussement de sourcil, par exemple) a fait surgir un malaise en nous et nous a empêché d’aller trop loin car nous réalisions soudain que nous commettions un impair ? Parfois, l’imagination, le fantasme peuvent suffire à anticiper une situation qui nous mettrait en difficulté. Je m’apprête à sortir, j’envisage une tenue élégante et me visualise soudain dans cette soirée décontractée, sous des regards que je me figure moqueurs.

Cette honte « signal d’alarme » nous permet de préserver notre dignité, notre bonne image de nous-même. Elle sonne comme un retour des regards réprobateurs de ceux avec qui nous avons grandi.

Honte sidérante

Comme souvent en psychologie, au delà de cette version positive de la honte, on peut trouver des manifestations plus difficiles, liées à de plus grandes blessures narcissiques, à des humiliations répétées ou encore à des évènements traumatiques.

Il s’agit alors d’un affect qui déborde nos défenses. Cette honte-là, que les psy appellent « disruptive », renvoie à des situations antérieures de nudité exposée, de disqualification publique de l’enfant, ou de défaillance du regard maternel, entre autres. Elle surgit, réactivée par une situation présente qui ressemble, de près ou de loin, voire de très très loin, à un vécu d’enfant. On la dit « disruptive » car elle nous saisit, nous met en état de sidération. Elle nous empêche de nous défendre. On pourrait dire qu’elle nous désorganise. Parfois, le sujet fait « bonne figure », mais cette honte ressentie au plus profond de lui-même peut entraîner des mouvements dépressifs ou des somatisations. Albert Ciccone écrit que ce sont « ces formes de honte que l’on trouve dans les situations incestueuses, par exemple, du côté de la victime mais aussi du côté de l’agresseur. »

Cette honte-là peut aller jusqu’à se retourner dans une forme d’exhibitionnisme qui, dans un mouvement inconscient, permet de revivre une position honteuse mais choisie, et du même coup d’en contrôler les sensations.

Honte primaire

Enfin, on observe une dernière forme de honte : la honte d’être. Tellement primaire et archaique qu’elle est, paradoxalement, moins ressentie par le sujet que par son entourage.

Explication : le honteux est seul, d’une solitude de bébé dans son berceau. C’est l’entourage qui va éprouver à sa place. « J’ai honte pour lui » se dit-on face à ce sujet-là. Et ce processus de communication d’inconscient à inconscient renforce encore la solitude du sujet, car comment être en lien avec celui qui nous « fait honte » ?  Nous devenons son « porte-affect ».

La honte d’être est à la fois un effet et un indice de traumatismes narcissiques des premiers mois de la vie. Elle est générée par la défaillance maternelle dans sa fonction de miroir du bébé (nous l’avons déjà évoqué ici). Soit la mère, ou la personne qui en tient lieu, n’a pas compris les émotions de son enfant, soit elle les a disqualifiées. Le bébé en retient, dans tous les cas, que ses besoins sont, mauvais, sales et irrecevables. La disqualification de ses besoins entraîne dès lors la disqualification de son être même.

En sortir ?

Mais comment sortir de ces hontes si douloureuses et inhibitrices, et toujours secrètes ? La honte générant la honte d’avoir honte, paradoxalement, on ne peut en sortir qu’en la disant. Exprimer sa honte, rompre avec la logique d’enfouissement, verbaliser à la fois la honte elle-même et ce qui la provoque. En quelque sorte, faire sortir la taupe de son trou et arrêter de… « rentrer sous terre ».

 

Christine Jacquinot & Marie Marvier – Avril 2016